10

Sharon Cole sentait que sa vessie allait éclater si elle n’agissait pas très vite. Malheureusement, l’obscurité lui faisait peur et elle savait qu’au-delà du cinéma The Pit, il faisait nuit noire. Tous les autres semblaient dormir, leur respiration, leurs ronflements et le murmure de leurs plaintes remplissaient de bruits la petite salle aux gradins abrupts. Quand on ne dormait pas, l’horreur ne vous quittait pas ; et même quand on dormait, les cauchemars ne vous laissaient jamais en paix.

Ils savaient que c’était la nuit, simplement parce que leurs montres l’indiquaient ; d’un commun accord, les premiers jours, ils s’étaient efforcés méthodiquement de maintenir l’ordre naturel, comme si la poursuite d’un rituel conférait un semblant de normalité à des circonstances anormales.

Seules trois précieuses bougies permettaient de ne pas être totalement dans le noir, les hommes ayant décidé que les piles des torches étaient plus précieuses et ne devaient pas être gaspillées pendant les heures d’inactivité. Un ou deux avaient suggéré une extinction totale, la nuit, mais la majorité, autant les hommes que les femmes, avaient insisté pour laisser une lumière allumée même lorsqu’ils dormaient, croyant peut-être, comme leurs ancêtres de Neandertal, que la lumière repoussait les esprits maléfiques. La plupart d’entre eux expliquaient qu’il devrait toujours y avoir une lumière en cas d’urgence, précaution raisonnable, mais chacun savait que les lueurs vacillantes des bougies, placées de façon stratégique dans la salle de cinéma souterraine, n’étaient là que pour les sécuriser.

Sharon remua inconfortablement sur les trois sièges sur lesquels elle était étendue, ce qui ne fit qu’accroître sa gêne intérieure. Elle gémit. Oh, Dieu, il lui fallait aller aux toilettes.

— Margaret ? murmura Sharon.

La femme, allongée dans la même rangée qu’elle et dont la tête touchait presque celle de Sharon, ne bougea pas.

— Margaret ? dit-elle, un peu plus fort, cette fois, mais il n’y eut toujours pas de réponse.

Sharon se mordit la lèvre inférieure. Toutes deux avaient contracté une alliance tacite ces dernières semaines, forme de protection mutuelle contre tous les inconvénients et les risques d’une aussi fâcheuse situation. Elles faisaient partie d’un groupe de survivants ; ils étaient moins de cinquante, maintenant que plusieurs d’entre eux venaient de mourir. Sharon avait à peine dix-neuf ans ; apprentie maquilleuse au théâtre situé à l’étage supérieur, mignonne, mince, elle prétendait s’intéresser à l’art ; Margaret, la cinquantaine, rondelette, autrefois gaie, portait l’uniforme marron de l’équipe de nettoyage du secteur culturel et commercial de l’énorme complexe. Par le passé, dans les moments difficiles, les nombreuses périodes de dépression qu’elles avaient traversées  – certes, de plus en plus rares  –, elles s’étaient soutenues à tour de rôle, chacune comptant sur la force de l’autre dans ses instants de faiblesse. Toutes deux supposaient que leur famille  – un mari et trois grands enfants pour Margaret, des parents, une sœur cadette et plusieurs petits amis pour Sharon  – était morte sous les bombes ; et toutes deux avaient besoin d’un soutien, de quelqu’un à qui se raccrocher, sur qui compter. Elles étaient devenues presque comme mère et fille.

Mais Margaret dormait profondément, peut-être pour la première fois depuis bien des semaines, et Sharon n’avait pas le courage de la réveiller.

Elle se redressa et jeta un coup d’œil aux rangées obscures, bondées de corps agités. Une bougie luisait au centre de la petite scène, sa faible lueur se reflétait à peine sur l’écran gris derrière. Dans un coin étaient entreposées les maigres provisions entassées à la hâte, prises dans la cafétéria détruite, deux étages au-dessus du Pit, minuscule cinéma luxueux. Les vivres avaient coûté très cher.

Un gardien avait indiqué à six autres, tous des hommes, poussés par la faim, où s’approvisionner après une semaine de réclusion. Ils avaient ramené autant de vivres non contaminés que possible, ainsi que des lampes, des bougies, des seaux (pour les réserves d’eau), une trousse de secours (qu’ils avaient encore à utiliser), du désinfectant et des rideaux qui serviraient de couvertures. Mais aussi le cancer, séquelle fatale des bombes atomiques.

Il leur fallut deux jours avant de pouvoir parler du spectacle apocalyptique dont ils avaient été les témoins  – pas âme qui vive, mais une multitude de corps mutilés au milieu des décombres  – et trois jours avant que le premier d’entre eux n’ait les premiers symptômes d’irradiation. Très vite, quatre moururent, et quelques jours plus tard, les deux derniers suivirent. Leurs corps gisaient dans un coin du hall d’entrée, des rideaux leur servant de linceul.

Et les toilettes étaient aussi dans l’entrée qui servait de sombre sépulture.

Pour l’amour de Dieu, Margaret, comment peux-tu dormir alors que j’ai besoin de toi ?

Le hall d’entrée, devant la salle, était considéré presque comme un sas, séparant les survivants du monde contaminé ; on ne devait y pénétrer qu’en cas de nécessité absolue ; les portes du cinéma étaient maintenues fermées en permanence et ne devaient être ouvertes que rapidement pour entrer, ou plutôt à peine entrouvertes pour laisser un corps se faufiler. Le danger d’irradiation était minime, car l’escalier principal, spirale assez étroite, était bloqué par les décombres (l’équipe de secours avait utilisé l’escalier de service qui se trouvait derrière une porte massive). Dans le hall se trouvaient les cabines téléphoniques, de longs sièges incurvés autour de petites tables scellées au plancher, un bar (les réserves d’alcool avaient été transférées au cinéma), les cages d’ascenseur et les toilettes publiques, d’une valeur inestimable, parce qu’elles offraient une source d’eau (chaque jour les survivants s’attendaient à voir le flot se tarir) et permettaient de maintenir l’hygiène sanitaire. Pour économiser les réserves, on ne tirait la chasse que tous les deux jours. Tous préféraient oublier l’éventualité de la contamination de l’eau potable, se disant que, de toute façon, s’ils ne buvaient pas, ils mourraient.

Ainsi Sharon savait-elle qu’il lui faudrait sortir pour pénétrer dans ces catacombes aux voûtes élevées où gisaient les morts et se diriger aux toilettes à la lueur d’une bougie. Seule.

A moins qu’une autre femme parmi toutes celles qui sommeillaient ne fût éveillée et n’ait besoin de faire pipi.

Sharon se leva, promenant avec espoir son regard dans les rangées de sièges, scrutant l’obscurité à la recherche d’une autre personne debout. Elle toussota pour attirer l’attention, mais personne ne répondit. Comment faisaient-ils pour dormir des heures entières, quoique d’un sommeil agité, malgré l’inactivité des longues journées ? Sans doute, se disait-elle, y avait-il là une raison psychologique, une fuite de la sombre réalité vers l’univers onirique. Dommage que les rêves soient généralement si terrifiants.

Sa vessie lui rappela que le temps pressait.

« Mon Dieu », murmura-t-elle en se frayant un chemin avec précaution vers l’allée, évitant le contact des occupants des sièges mauve et vert. La rangée qu’elle avait choisie avec Margaret comme gîte  – étrange comme chaque survivant avait délimité son propre territoire  – était proche des portes d’entrée, aussi y avait-il peu de marches à franchir pour accéder au fond de la salle. La toile de son jean serré se tendait aux genoux et aux cuisses tandis qu’elle gravissait prudemment les marches, utilisant d’une main le mur à sa gauche, à la fois pour se guider et pour s’appuyer. Elle atteignit la bougie qui brûlait près de la porte et en alluma une autre à la flamme avec précaution, sans même jeter un coup d’œil à la torche électrique posée là, en cas d’urgence.

Sharon ouvrit la porte une fraction de seconde, suffisamment pour glisser son corps mince, ses bouts de seins effleurant le bord. La porte se referma derrière elle, et elle leva la bougie bien haute pour examiner le froid mausolée.

A l’intérieur de la salle, une silhouette se dressa furtivement dans l’obscurité.

Heureusement pour Sharon, la faible lueur n’éclaira pas les cadavres drapés à l’autre bout de la pièce, mais il régnait une forte odeur de décomposition. Elle traversa très vite la salle recouverte d’un épais tapis, sans laisser de traces sur la poussière qui s’était incrustée dans cet amoncellement de débris, se dirigea vers les toilettes les plus proches, celles des hommes, follement impatiente de se soulager et de revenir le plus vite possible parmi les vivants. On aurait pu laisser les corps dans les cages d’ascenseurs ou dans l’escalier de service, mais tout le monde avait peur d’ouvrir toute porte donnant sur l’extérieur depuis que l’équipe de recherche avait été contaminée. Poussant brusquement la porte des toilettes, soulagée d’être séparée des cadavres, Sharon passa devant les urinoirs et les lavabos et se dirigea vers les deux cabinets à l’autre extrémité. Les miroirs au-dessus des lavabos reflétaient la lumière, lui conférant une apparence spectrale.

Les deux portes des cabinets étaient grandes ouvertes. Fort heureusement, c’était le soir où l’on tirait la chasse la puanteur était supportable. Elle pénétra dans l’un d’eux, et les convenances ne perdant pas leurs droits, poussa le verrou derrière elle. Rentrant le ventre, Sharon défit le bouton supérieur de son jean, puis la fermeture Éclair, et s’assit enfin sur la cuvette. Une fois soulagée, elle soupira profondément. Puis elle contempla la lueur de la bougie par la fente sous la porte, un long instant. La flamme incandescente faisait danser des visages, des images, le déroulement de sa vie. Etres et souvenirs maintenant consumés par un plus grand feu. Ses yeux se voilèrent, la lueur s’adoucit, estompant les contours ; elle fit un effort pour ne plus penser, pour endiguer un flot de larmes. Elle en avait trop supporté.

Quand les sirènes avaient retenti à l’extérieur des murs de béton du Barbican Center, elle n’avait eu qu’une seule pensée : sa survie. Rien d’autre  – personne d’autre  – n’avait compté. La fuite précipitée au milieu d’une foule affolée qui se déversait dans les escaliers, tombant, se relevant, ignorant la douleur, cherchant à atteindre l’endroit le plus sûr dans le complexe, le cinéma souterrain. La fuite loin du vaste hall, la ruée le long de la galerie vers l’escalier qui y menait ; l’impossibilité d’utiliser les ascenseurs bondés, et la crainte d’être coincée entre deux étages. D’autres avaient eu la même idée, mais peu en fait. Heureusement. Ils s’étaient entassés dans la salle de cinéma aux gradins plongeants, le souffle de l’explosion avait secoué les fondations de tout le centre, ébranlé les murs, fait voler le sol en éclats, dans un incroyable charivari, une chaleur étouffante, un...

La flamme de la bougie s’inclina vers elle, vacillant frénétiquement. Sans doute un courant d’air. Il lui sembla entendre le bruissement de la porte principale se refermer automatiquement.

Sharon se leva, remontant son jean sur ses hanches nues. Elle tira la fermeture Éclair et tendit l’oreille.

Un bruit de pas ?

— Hé ? (Sharon écouta de nouveau.) Hé ? Il y a quelqu’un ?

Était-ce le fruit de son imagination ?

Sa propre nervosité ?

Peut-être.

Elle se baissa pour ramasser la bougie, puis tira le verrou. La torche tendue pour percer l’obscurité, elle franchit le seuil.

Sharon s’arrêta, attentive. L’obscurité environnante était oppressante ; le sentiment de claustrophobie, l’impression d’être écrasée sous des millions de tonnes de béton, était insupportable. Il lui sembla soudain que même l’air s’était épaissi, languissant en quelque sorte dans ses poumons, mais la raison lui disait que sa nervosité lui jouait des tours, que la détresse en était l’instigatrice et que son imagination était trompeuse. Il y avait bien quelqu’un avec elle. Elle entendait une respiration.

Un souffle court, sec, et la bougie s’éteignit. Odeur âcre de la flamme éteinte. Un frottement sur le carrelage. Une respiration saccadée. L’odeur âcre d’un autre corps.

Une main effleura son visage.

Son cri aussitôt étouffé par des doigts puissants sur sa bouche. Un bras la prit par la taille. La bougie éteinte tomba par terre tandis qu’un visage se pressait contre le sien.

— Ne vous défendez pas, murmura la voix d’un ton pressant. Sinon je vais vous faire mal.

C’est là qu’elle prit conscience de son intention.

Prise de panique, elle agita les jambes en l’air ; elle sentit son corps soulevé. Sharon essaya de nouveau de crier, mais l’emprise sur ses lèvres était trop forte. Elle mordit de toutes ses forces et sentit le goût du sang.

L’homme qui l’avait suivie du cinéma, secrètement observée durant les semaines traumatisantes de leur réclusion forcée, savait que c’était la fin de la civilisation et que, seule, la mort les attendait. Il n’ignorait pas non plus qu’il n’y avait nulle loi pour le châtier, et que rien ne pourrait l’empêcher de prendre ce qu’il désirait ; il hurla de douleur sans relâcher sa proie.

L’un des pieds de Sharon toucha le bord du lavabo et elle poussa de toutes ses forces en arrière de telle sorte qu’ils furent tous deux projetés dans le cabinet qu’elle venait de quitter. L’homme grommela en s’affalant, sa tête heurta bruyamment les murs carrelés. Mais il ne lâchait toujours pas prise.

La jeune fille le martela de ses coudes, se tortillant pour tenter de se libérer. Il n’avait plus la main sur sa bouche mais son avant-bras lui serrait le cou, appuyant sur la trachée artère, ce qui la plongea dans un effroi plus grand encore.

— Je vous en supplie, non..., lui dit-elle, d’une voix rauque, à peine audible. Je vous en prie... ne... me... tuez pas.

De son autre main, il tâtonnait sous son pull, cherchant ses seins sans soutien-gorge. Ses doigts se refermèrent sur un mamelon avec une telle violence qu’elle ressentit une douleur atroce. Cette douleur lui insuffla de l’énergie.

Leurs deux corps étaient à moitié effondrés contre le mur des toilettes, la nuque de Sharon reposant contre la poitrine de son assaillant. Elle donnait des coups de talon violents au sol, poussant son corps en arrière avec force ; le haut de sa tête cogna la mâchoire de l’homme, lui envoyant la tête rebondir sur le mur. Il hurla et lâcha prise.

Sharon s’éloigna furtivement ; glissant sur le dos, elle se libéra des mains qui l’étreignaient. Elle se tourna, se retrouva à genoux, la main tendue vers le mur afin de se guider ; l’obscurité totale provoquait une confusion qui s’ajoutait à la terreur. Ses doigts se recroquevillèrent sur le bord d’un urinoir et elle se lança en avant dans la direction de la porte principale.

Elle hurla lorsqu’il s’affala sur elle de tout son poids.

Il avait atterri sur les jambes de Sharon et remontait lentement sur son corps, la clouant au sol de son poids. Elle sentit ses mains dans son dos, sur ses épaules, ses doigts dans ses cheveux, qui la forçaient à renverser la tête. Puis à terre, son nez s’écrasant contre le dur carrelage. Et de nouveau la douleur la terrassa. L’espace d’un instant, elle opposa moins de résistance, bien que ses bras s’agitassent encore, mais avec moins d’énergie. Elle sentait son souffle chaud contre son cou, ses relents la faisaient suffoquer. Il la contraignit à se retourner et elle lui enfonça les ongles dans les yeux. Il lui ôta violemment les mains et tira sur son pull-over, dénudant son corps bien que, dans l’obscurité impénétrable, il ne pût rien voir. Elle cria de nouveau et un poing s’écrasa contre son nez déjà en sang. Sharon gémit en sentant des mains invisibles chercher à tâtons ses vêtements.

Ni l’un ni l’autre n’entendit le grattement à la porte.

L’homme inclina la tête et ses dents trouvèrent la douce chair de son ventre. Il la mordit et elle poussa un cri aigu. Sa bouche laissa une trace collante de salive sur sa peau tandis que ses lèvres cherchaient ses seins. Une main tira le bouton de son jean qui s’ouvrit, la fermeture Éclair descendant à moitié. Des doigts tremblants forcèrent le passage pour la baisser complètement. La même main explora son corps et elle essaya de serrer les cuisses, mais la jambe de l’homme, enfoncée entre ses genoux, l’en empêcha. Nouvelle douleur quand des doigts rugueux la pénétrèrent.

Dans l’obscurité, derrière eux, la porte menant au hall d’entrée s’ouvrit lentement sous la pression concentrée des créatures au pelage noir. Un corps voûté et luisant s’aplatit au sol pour se frayer un chemin à travers l’ouverture. D’autres, attirés par la suave odeur de sang frais, poussaient par-derrière. Les cadavres, à l’autre bout du hall, leur linceul mis en pièces, leurs corps blancs couverts de petites silhouettes grouillantes qui mâchonnaient et rongeaient leur chair pourrie, étaient maintenant abandonnés pour quelque chose de plus alléchant, une nourriture qui devenait familière à la vermine : la fraîcheur humide d’organes vivants.

L’homme s’était redressé sur ses genoux ; il déchira ses vêtements, arracha les boutons, baissa son caleçon et son pantalon d’un seul geste, l’obscurité totale stimulant son désir grandissant : son esprit créait l’image du corps allongé sous le sien, le reconstituant au toucher.

Sharon avait les yeux clos, bien qu’il n’y ait aucune différence dans l’obscurité, du sang lui coula dans la bouche. Elle perçut le mouvement de va-et-vient de l’homme, ses gémissements, ses cris bestiaux étouffés. Une partie d’elle-même était consciente du courant d’air qui lui effleurait le crâne.

L’homme se baissa et elle sentit son chaud pénis gorgé contre son ventre. Elle gémit et détourna la tête pour échapper à son haleine répugnante ; sa joue racla sa barbe rugueuse.

— Je vous en supplie... non....

C’était presque un murmure, une dernière supplique désespérée. L’espace d’un instant, dans un recoin de son esprit, là où toute situation peut être analysée avec détachement, la distance à l’égard des événements étant l’unique protection, elle se demanda pourquoi elle y attachait tant d’importance après tout ce qui s’était passé. Avec des centaines de millions de morts, pourquoi son corps faible serait-il sacro-saint ? La réponse était évidente et elle la connaissait avant même que la question ne fût vraiment formulée. Parce que c’était le sien ! Ils pouvaient bien exterminer ce putain de monde entier, mais son corps lui appartenait !

Tandis que l’extrémité du pénis s’enfonçait dans le tendre orifice entre ses cuisses, elle lui saisit les cheveux d’une main et tira d’un coup sec, lui faisant tourner la tête ; de son autre main, elle chercha désespérément à lui enfoncer dans les yeux ses doigts raidis. Elle eut un haut-le-cœur quand l’ongle non coupé de son index pénétra dans une substance douce et mouvante.

Il recula en vacillant, hurlant à son tour, son œil en bouillie sortant de son orbite alors que la jeune fille retirait ses doigts. L’œil, tombé sur sa joue, ne tenait que par les fibres musculaires. L’homme tomba entre les lavabos, les mains tendues vers le globe oculaire qui pendillait.

Mais le rat l’atteignit le premier.

Les muscles furent sectionnés d’un coup de mâchoires et l’œil, pratiquement intact, fut gobé. La créature de l’ombre, habituée à l’obscurité, trottina, presque sans une pause, vers l’orifice d’où s’écoulait cette sève ensanglantée, et plongea son museau pointu dans l’orbite vide.

Sharon croyait que les hurlements et les gesticulations de l’homme étaient dus à la blessure qu’elle lui avait infligée. Elle se libéra à coups de pied, sans se rendre compte qu’elle frappait d’autres silhouettes qui décampèrent. Secouée de sanglots, elle remonta son jean, couchée sur le dos sur le sol lisse. Quelque chose de pointu lui transperça la jambe, elle pensa qu’il avait recommencé. Son autre pied frappa dans tous les sens et tomba sur un objet solide. Sa jambe se libéra.

Elle se leva en chancelant en s’appuyant sur un urinoir. Elle se lança à l’aveuglette vers la porte, priant pour ne pas se tromper de direction. Les hurlements de l’homme remplissaient les toilettes exiguës, résonnant sur les murs et le plafond, amplifiés dans la pièce carrelée ; elle n’éprouvait aucun remords pour la blessure qu’elle lui avait infligée. Entre ses propres sanglots et ses cris à lui, elle n’entendit pas les couinements.

Elle trébucha sur quelque chose à ras du sol, pensant que c’était le bras ou la jambe de son agresseur qui gesticulait, sa tête heurta le bord de la porte entrouverte. Celle-ci était encore ouverte, mais elle ne s’en étonna pas car son esprit était obnubilé par la seule pensée de rejoindre le cinéma pour être en sécurité parmi les autres survivants qui la protégeraient ; là, Margaret la réconforterait, la bercerait de paroles apaisantes, tout comme sa mère le faisait quand elle était petite et sans défense.

Mais son esprit ne pouvait plus ignorer les créatures grouillantes qui se tortillaient sous ses pieds, les couinements perçants, la douleur aiguë, atroce, comme si des dagues lui lacéraient les jambes.

Elle aperçut de la lumière, car les portes du cinéma avaient été ouvertes par ceux qui, à l’intérieur, avaient entendu les cris terrifiants et qui s’étaient mis à hurler devant le flot épais et noir qui se déversait dans leur petite salle.

Sharon courait en même temps que les rats, titubant au milieu de cette masse de corps, ayant perdu tout sang-froid, ne sachant que faire sinon suivre le flot.

Et lorsqu’elle s’écroula sur la dernière marche de la salle aux gradins plongeants, les mâchoires d’une créature s’immobilisèrent autour de son bras, une autre s’agrippa à son dos, crocs et griffes entrelacés dans ses cheveux ; elle eut l’impression d’atteindre le sommet puis le tréfonds d’une cascade, petite mais puissante.

Une cascade noire, dévorante.

L'empire des rats
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